Zeus-Peter Lama organisa une grande fête pour ce qu’il appela mon inauguration.

Pendant les quatre jours qui précédèrent, la villa Ombrilic bruissa des préparatifs. On montait des tables, on taillait des buissons, on installait des projecteurs.

Il avait envoyé des cartons à tout ce que notre île comptait d’important. En parcourant la liste des invités, j’entrevis avec plaisir que ma naissance serait encore plus chic que mes funérailles. Une ligne en particulier retint ma rêverie : « Les frères Firelli. » Allaient-ils venir ? J’interrogeai Zeus-Peter Lama qui m’annonça que, retenus par le film autobiographique qu’ils avaient finalement accepté de tourner, ils avaient fait dire par leur attaché de presse qu’ils ne seraient pas là.

– Dommage, soupirai-je.

– Ne te soucie pas. Ils répondent toujours ça puis ils pointent quand même leur nez. Ils ne vont pas perdre une occasion de se montrer. C’est juste une manière de faire croire qu’ils sont rares et constamment occupés. Pourtant, un brushing, ça ne prend pas une journée.

– Je les verrai donc ?

– Tu les verras. Et surtout, ils te verront.

À vingt heures, Zeus-Peter Lama donna un coup de sifflet. Au signal, ainsi qu’il avait été convenu, les domestiques se retirèrent dans la cuisine et les beautés dans leurs studios.

Le docteur Fichet et Zeus, ayant enfin la voie libre, me firent quitter ma chambre et rejoindre l’estrade qui avait été installée sur la terrasse principale.

– Tu resteras ici. Tu attendras. Si tu veux, tu peux t’appuyer là-dessus.

Je pris place sur un haut tabouret et Zeus m’entoura d’une armature légère de fil de fer sur laquelle il posa un lourd rideau pourpre. Il ajouta un ruban vert et me glissa :

– Tu ne bouges plus jusqu’à ce que je retire l’étoffe.

Il siffla de nouveau et les domestiques réapparurent. Par la fente entre les deux pans de tissu, je pouvais voir ce qui se passait devant moi.

Les invités envahirent l’Ombrilic à vingt heures trente. Ils arrivaient par une allée bordée de melons évidés où l’on avait enfermé des lucioles. Les domestiques, habillés en soldats de l’Armée rouge, leur offraient de l’alcool, des sandwiches aux algues et des salades de champignons fluorescents. Zeus-Peter Lama avait vêtu les trente beautés d’une combinaison rose sans plis ni coutures qui imitait parfaitement la nudité, la peau de tissu moulait leurs corps avec indécence et seuls deux boutons rose fuchsia sur les seins et un triangle de crin noir sur le bas-ventre signalaient l’artifice. Fières de leurs corps, flattées de s’exhiber, les beautés se pavanaient entre les invités sans se douter, comme moi, que Zeus ne leur avait créé cet uniforme de nudité saumon que pour mieux dénoncer la Nature et sa consternante absence d’invention.

À vingt et une heures trente, Zeus-Peter Lama réunit tout le monde sur la terrasse où je me tenais afin de lancer l’arc-en-ciel.

– L’arc-en-ciel ? Mais il fait nuit !

– Je n’ai besoin ni de soleil ni de pluie pour créer l’arc-en-ciel, répondit Zeus en frappant sur un gong.

Du fond du jardin s’éleva un bruissement. Les nuées s’obscurcirent. Une étrange vibration secoua l’air. On aurait cru de lointaines batteries de canons. Deux ou trois femmes crièrent d’angoisse. Des pétards éclatèrent. Puis la lumière jaillit de projecteurs, faisceaux dansant en long et en large, révélant ce qui se déroulait au-dessus de nous. Affolées, froufroutantes, frémissantes, les colombes volaient sur le jardin évitant de se poser à cause des détonations, léchées par les pinceaux lumineux. Les oiseaux jaunes restaient ensemble, les rouges aussi, les bleus avec les bleus, les jaunes avec les jaunes, les indigo avec les indigo… Les volutes de couleurs se croisaient dans le firmament sans jamais que la couleur ne disparût ou ne s’égarât.

– Le plus étonnant, expliqua Zeus-Peter Lama à ses invités, c’est que les colombes, une fois teintes, se regroupent avec celles du même bain ; elles vivent ensemble sans plus fréquenter les autres. Les couleurs deviennent des races. Comme quoi, contrairement à ce qu’on dit, la sottise n’est pas qu’humaine.

L’arc-en-ciel de plumes cessa et les domestiques apportèrent sur une civière le plat principal, l’Arcimboldo, un immense corps d’athlète caramélisé, composé de toutes les viandes existantes, faisan, dinde, poulet, autruche, caille, porc, mouton, agneau, bœuf, cheval et bison, dont les rôtis avaient été savamment assemblés pour donner l’illusion d’un sportif. Tels des cannibales, les invités dépecèrent le champion tandis que les beautés, privées de repas pour ne pas ballonner, dévoraient les assiettes des yeux. Je me moquais de leurs mines envieuses lorsque je conçus que, autant qu’elles, j’étais empêché de manger derrière mon rideau et que la fatigue et la faim me faisaient trouver la soirée un peu longue.

À vingt-deux heures trente, les frères Firelli arrivèrent, sans s’excuser de leur retard, en se félicitant au contraire d’avoir réussi à venir. Un groupe compact se forma aussitôt autour d’eux. Depuis ma mort, la moue boudeuse que, par nature, dessinaient leurs grosses et sensuelles lèvres et qui aurait fini par compromettre leur avenir passait désormais pour de la tristesse. Ils avaient enfin l’air d’exprimer quelque chose. Ravis, ils jouaient les beautés tristes, les beautés qui ont de la profondeur, les beautés qui connaissent l’humanité et ses souffrances. Derrière mon rideau, je trépignais d’impatience.

À vingt-trois heures, Zeus-Peter Lama monta sur le podium et demanda le silence.

– Mes amis, on dit tout haut : « Zeus-Peter Lama est grand » mais l’on pense tout bas : « Son génie est derrière lui. Que peut-il encore nous prouver ? Il a déjà tout inventé. » C’est vrai. Dessin, gouache, aquarelle, fusain, pastel, huile, acrylique, sang, essence, bile, eau, excréments, j’ai tout utilisé pour peindre. Marbre, plâtre, argile, calcaire, craie, bois, éponge, glace, savon, crème, mousse, j’ai tout utilisé pour sculpter. Tout ce qui est inerte, j’y ai déjà imprimé la force de mon inspiration. J’ai violé les corps morts pour y inscrire ma pensée vivante. Sans moi, l’humanité ne serait pas ce qu’elle est. Alors que faire ? Comment vous surprendre ? Et surtout, comment me surprendre moi-même ? L’existence d’un génie ne serait-elle plus qu’un vol en piqué vers le bas une fois qu’il a atteint les sommets ? Suis-je condamné à assister, impuissant, à ma propre décadence ? Non !

Un murmure d’approbation parcourut les invités. Sentant que mon tour venait, je me mis à frissonner.

– Non, Zeus-Peter Lama n’a pas dit son dernier mot. J’ai travaillé tous les corps morts, mes amis. Mais le vivant ? Personne, mes amis, n’a jamais encore travaillé le vivant.

Je vis que ses doigts saisissaient l’étoffe qui me protégeait.

– Je vous présente donc, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une sculpture vivante.

L’étoffe s’envola au-dessus de moi dans un bruit d’ailes en tissu et j’apparus, seulement vêtu d’un short, à l’assistance.

Elle absorba le choc par un « Ah » étouffé, comme si elle avait dû bloquer sur son estomac un ballon lancé à toute force. Les sourcils s’arrondissaient. Les bouches ouvertes ne disaient rien. Le temps était suspendu.

Zeus-Peter Lama s’approcha de moi et me regarda avec fierté. Quand je dis « me regarda », je dois préciser qu’il s’agissait de mon corps car Zeus, depuis l’opération, ne croisait plus mes yeux, sans doute parce qu’ils subsistaient comme une des rares parties de mon être qu’il n’avait pas retravaillées. Pourtant, ce soir-là, un bel échange de regards m’aurait encouragé, d’autant que le silence s’épaississait.

Zeus cria avec autorité :

– Debout !

Comme nous l’avions convenu, je quittai le tabouret pour me tenir sur mes jambes. Un murmure d’effroi parcourut les spectateurs. Persuadés, vu mon apparence pour le moins étrange, de se tenir face à une sculpture, ils avaient eu la surprise de voir du marbre s’animer.

Zeus-Peter Lama gonfla sa poitrine comme un dompteur et hurla avec la sécheresse d’un coup de fouet :

– Marche !

Avec lenteur et difficulté, j’esquissai quelques pas. « Marcher » n’était pas le bon mot, « se déplacer » aurait mieux convenu car, depuis les interventions de mon Bienfaiteur, j’avais un peu de mal à… enfin passons ! Je fis deux fois le tour du podium, en vacillant dangereusement sur moi-même après chaque mouvement. Je n’osais pas contempler autre chose que mes pieds – là encore, le mot ne convient plus, je devrais sans doute dire mes « contacts avec le sol » -, la timidité me raidissait et m’empêchait de tourner la tête vers le public.

– Salue !

Ça, ce n’était pas prévu. J’étais déconcerté. Je ne réagis pas. Zeus-Peter Lama, le torse avantageux, répéta plus fort, comme si j’étais un fauve qui refusait d’obtempérer :

– Salue !

Pour qu’il cessât de s’époumoner, je baissai le haut de mon corps. Un applaudissement partit du premier rang, un applaudissement très serré, très nourri, péremptoire, comme le crépitement d’une machine à écrire. Puis un autre l’accompagna. Puis un autre. Un autre. Très vite, l’assemblée entière battit des mains.

J’osai alors tourner mon visage vers elle. Fût-ce de voir mes yeux, de constater par là que j’étais bien humain ? Les hurlements s’ajoutèrent aux claquements. Je souris – enfin, quelque chose d’approchant car avec mes… enfin passons ! Les bravos montèrent encore. Je tendis mes paumes vers eux. La réponse bondit de la foule, tonitruante. À chaque geste, l’ovation augmentait. J’avais l’impression d’actionner le bouton qui faisait délirer le public. J’étais grisé. Un signe, un rappel. Jamais de ma vie je n’avais été regardé, applaudi, acclamé. Mon Bienfaiteur vint me prendre la main pour s’associer à mes révérences. L’assistance hurlait, tempêtait, tapait des pieds. Nous saluions sans fin, tels deux danseurs étoiles à l’issue d’un ballet.

Après un geste implorant de Zeus, le vacarme s’apaisa et la soirée reprit. Je demeurai néanmoins l’attraction. Les invités défilaient devant moi pour étudier chaque détail de mon corps. De toutes parts, les louanges affluaient. Conformément aux ordres, je ne parlais pas ; en revanche, j’observais les curieux et j’écoutais leurs commentaires.

– C’est extraordinaire !

– Nous entrons dans une nouvelle ère.

– C’est une soirée historique !

– J’avoue que je ne suivais plus le travail de Zeus depuis quelque temps mais là, vraiment, il m’épate.

– Est-ce humain ? Est-ce inhumain ?

– En tout cas, c’est grand !

– Admirez sa sculpture, c’est incroyable comme illusion ! On jurerait qu’elle comprend ce que nous disons.

Parmi les plus intéressées se trouvaient les trente beautés. Emmaillotées, plastifiées, rosâtres, incapables d’établir un rapport entre celui que je fus et celui que j’étais, elles me considérèrent d’abord avec la curiosité que l’on a pour un objet de brocante, se demandant si elles me mettraient chez elles ou pas ; puis, frappées par les commentaires des personnalités de notre île, réalisant par ouï-dire mon originalité, mon audace et ma révolution, elles m’examinèrent avec étonnement, comme si on leur avait appris qu’un fauteuil était comestible ; leur attitude vira à l’hostilité quand elles saisirent que personne ne tenait plus compte d’elles, sauf quelques vieillards libidineux et le milliardaire vulgaire de service. Je jubilais. J’avais raflé toutes les attentions. Je les repoussais dans l’ombre. Ce fut grâce à leur dépit que je compris que j’avais réussi.

Mes frères s’approchaient à leur tour.

Ils me dévisagèrent plus longuement qu’ils ne l’avaient jamais fait lorsque j’étais leur frère. Je ne m’attendais pas à ce qu’ils disent quelque chose car ils n’avaient d’avis sur rien. Ils passaient ce soir-là le temps réglementaire qu’il fallait passer devant un tableau, dans un musée, pour avoir l’air d’un amateur d’art. Trois minutes plus tard, ils se tournèrent vers leur attaché de presse, vilain, grand, sec, zippé, looké, outrageusement à la mode comme le sont les gens laids.

– Qu’en penses-tu, Bob ?

– Ce n’est pas ça qui vous portera de l’ombre, mes cocos.

Les frères Firelli approuvèrent, soulagés. Bob sortit un poudrier, une paille et se mit à renifler. Les jumeaux insistèrent en me désignant.

– Sincèrement, comment trouves-tu ça ?

– Je m’en fous.

– Tu ne comprends pas : qu’est-ce qu’on doit dire aux autres ?

– Calmez-vous, mes pouliches. Vous répondez comme d’habitude : dément-génial-j’adore-révolutionnaire-dément-vraiment-dément !

– On ne pourrait pas dire quelque chose d’intelligent ?

– Pour quoi faire ?

Requinqué, la narine frétillante, Bob rangea son poudrier et sourit avec une méchanceté tonique.

– Il ne manquerait plus que ça : que vous disiez des choses intelligentes ! Voulez-vous perdre votre public ?

– Mais…

– Silence ! On vous aime parce que vous êtes beaux, on se doute bien que vous n’avez pas inventé la marche arrière. On ne vous tolère qu’à ce prix. Si vous vous mettiez à parler comme des prix Nobel, ça serait la fin de votre carrière, mes caramels.

Il les poussa avec rudesse vers le buffet en grommelant :

– Dire des choses intelligentes, les frères Firelli ! Rarement entendu une connerie pareille ! Heureusement, ça n’est pas près d’arriver…

Je demeurai déconcerté. La confrontation avec mes frères m’avait procuré moins de plaisir que prévu. Ce que j’entrevoyais de leur relation avec Bob me surprenait : ainsi, eux aussi avaient un Bienfaiteur qui pensait à leur place. L’idée qu’ils ne se satisfaisaient pas d’être beaux me déplut. Que pouvait-on souhaiter de mieux qu’une belle apparence ? Moi, c’est parce que j’en étais privé que je m’étais résolu à devenir bizarre. J’étais troublé.

Puis les compliments me retombèrent dessus, bienfaisants, nourrissants, comme le soleil sur un jardin après l’hiver. Inouï ! Invraisemblable ! Innovant ! Décapant ! Transcendant ! Aucun de ces mots n’avait vraiment de sens mais la force avec laquelle ils étaient proférés les rendait éclatants. Ils rompaient avec le froid de l’indifférence qui m’avait glacé jusqu’aux os toute ma vie, je me dorais aux rayons de la reconnaissance, je naissais enfin…

– Comment appellerez-vous cette œuvre, cher maître ?

– À votre avis ? fit Zeus-Peter Lama en se lissant le menton.

On cria. On lança des noms. On se serait cru aux enchères. Les propositions jaillissaient :

L’Homme rêvé, L’Autre Homme, Celui que nous voudrions être, Celui que l’on n’attendait plus, L’Homme total, L’Homme de demain, L’Homme d’aujourd’hui, Le rêve approche, Souvenir de Dorian Gray, Celui que Dieu n’a pas su faire, Dieu était aux abonnés absents, Le Coma du créateur, L’Homme bionique, Au-delà du Bien et du Mal, Ainsi parlait Zarathoustra, Au-delà du Laid et du Beau, E = mc2, Léviathan, L’Antinombre d’or, La Synthèse, Thèse-antithèse-foutaise, Le Songe d’Épiméthée, L’Alfa et l’Oméga, La Revanche du chaos, L’Unique.

Mon Bienfaiteur accueillit chacune des propositions avec un petit sourire condescendant. Puis il sauta sur l’estrade et me désigna :

– Il n’y a qu’un seul titre à cet ouvrage révolutionnaire : Adam bis.

C’est ainsi que je fus baptisé sous les flashes et les applaudissements.